[Bonus] : Quand Baudelaire rendait hommage à Delacroix

Dans une conférence donnée à Bruxelles en 1864, voici ce que Charles Baudelaire déclarait, à propos d’Eugène Delacroix :

« Je viens, aujourd’hui, vous parler d’Eugène Delacroix. La patrie de Rubens, une des terres classiques de la peinture, accueillera, ce me semble, avec plaisir, le résultat de quelques méditations sur le Rubens français ; le grand maître d’Anvers peut, sans déroger, tendre une main fraternelle à notre étonnant Delacroix. Il y a quelques mois, quand M. Delacroix mourut, ce fut pour chacun une catastrophe inopinée ; aucun de ses plus vieux amis n’avait été averti que sa santé était en grand danger depuis trois ou quatre mois. Eugène Delacroix a voulu ne scandaliser personne par le spectacle répugnant d’une agonie. Si une comparaison triviale m’est permise à propos de ce grand homme, je dirai qu’il est mort à la manière des chats ou des bêtes sauvages qui cherchent une tanière secrète pour abriter les dernières convulsions de leur vie. »

« Vous savez, Messieurs, qu’un coup subit, une balle, un coup de feu, un coup de poignard, une cheminée qui tombe, une chute de cheval, ne cause pas tout d’abord au blessé une grande douleur. La stupéfaction ne laisse pas de place à la douleur. Mais quelques minutes après, la victime comprend toute la gravité de sa blessure. Ainsi, Messieurs, quand j’appris la mort de M. Delacroix, je restai stupide ; et deux heures après seulement, je me sentis envahi par une désolation que je n’essaierai pas de vous peindre, et qui peut se résumer ainsi : Je ne le verrai plus jamais, jamais, jamais, celui que j’ai tant aimé, celui qui a daigné m’aimer et qui m’a tant appris. Alors, je courus vers la maison du grand défunt, et je restai deux heures à parler de lui avec la vieille Jenny, une de ces servantes des anciens âges, qui se font une noblesse personnelle par leur adoration pour d’illustres maîtres. Pendant deux heures, nous sommes restés, causant et pleurant, devant cette boîte funèbre, éclairée de petites bougies, et sur laquelle reposait un misérable crucifix de cuivre. Car je n’ai pas eu le bonheur d’arriver à temps pour contempler, une dernière fois, le visage du grand peintre-poète. Laissons ces détails ; il y a beaucoup de choses que je ne pourrais pas révéler sans une exposition de haine et de colère. »

« Vous avez entendu parler, Messieurs, de la vente des tableaux et des dessins d’Eugène Delacroix, vous savez que le succès a dépassé toutes les prévisions. De vulgaires études d’atelier, auxquelles le maître n’attachait aucune importance, ont été vendues vingt fois plus cher qu’il ne vendait, lui vivant, ses meilleures œuvres, les plus délicieusement finies. M. Alfred Stevens me disait, au milieu des scandales de cette vente funèbre : Si Eugène Delacroix peut, d’un lieu extranaturel, assister à cette réhabilitation de son génie, il doit être consolé de quarante ans d’injustice. »

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