Humeur du 13 octobre: il y a quarante-six ans…

FF

Déformation professionnelle : chaque année, mon anniversaire me ramène au 12 octobre 1967 et au tableau de toute une époque – avec, sous-jacente, cette question forcément nombriliste : « dans quel monde ai-je vu le jour ? »

En ce temps-là, l’Europe était enfin remise du grand cataclysme des années 1940, et la France, enfin sortie du bourbier colonial. Au lendemain de la Guerre des Six-Jours, et sur fond de conflit au Vietnam et au Biafra, le général de Gaulle évoquait, depuis la Pologne, « l’Europe, de l’Atlantique à l’Oural »… Les Français le suivaient sur les sentiers épiques d’une ultime épopée, entre la mise sur pied de la force de frappe et l’installation d’une société de consommation, entre le lancement du paquebot France et les premiers essais de Concorde… Ils étaient, ces Français – à peine plus de six mois avant le grand basculement socio-culturel de Mai 68 – ballotés entre une douceur de vivre bon-enfant et la dureté foncière de modes de vie plus rigides.

Notre peuple était-il, pour reprendre une question posée la semaine dernière par le magazine Marianne, plus heureux il y a quarante-six ans ?

D’un côté, il paraît certain que les gens d’alors se nourrissaient mieux, s’amusaient davantage et étaient à la fois plus optimistes et moins stressés que ceux d’aujourd’hui. D’un autre, ils étaient moins bien pris en charge, moins bien soignés, moins écoutés et accompagnés… C’était une époque sans chasse aux fumeurs, sans dépistage du cancer et sans permis à points, sans garde-fous autour des piscines, des ascenseurs et des voies du métro…

Mais ce qui, me semble-t-il, marque une différence essentielle, c’était la liberté de pensée et d’expression qui devait y régner ; depuis lors, les libertés se sont accrues dans maints domaines, les codes sociaux ont volé en éclat, les médias ont acquis plus d’autonomie, les moyens d’expression ont cru dans des proportions folles – et cependant il est plus difficile, incomparablement, de faire entendre une opinion divergente ou simplement différente. La police de la pensée n’a plus besoin de censeurs et d’inquisiteurs patentés ; elle a désormais gagné les esprits, pour les formater en douceur, à coup d’autocensure et de conformisme intégré.

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Humeur du 6 octobre: Aimer aimer

Aimer aimer
Habituellement, la Nuit Blanche ne m’empêche pas de dormir. Mais hier – une fois n’est pas coutume – j’ai eu la chance d’y prendre part. Chiara Parisi et le patron de la Monnaie de Paris, Christophe Beaux, ayant eu l’audace de présenter au public le Quatuor Hélicoptère de Stockhausen, ils m’avaient invité à y tenir le rôle du modérateur. Cette œuvre est un défi artistique autant que technique : les membres d’un quatuor à cordes sont emportés dans quatre hélicoptères, et les sons qu’ils produisent, envoyés, par le biais d’un avion-relais, vers une console de mixage où l’ensemble est mis en cohérence, puis diffusé au public par haut-parleurs et grands écrans. En l’occurrence, les quatre jeunes virtuoses de la formation britannique Elysian Quartet décollaient de l’hippodrome d’Auteuil pour survoler Paris ; le sound designer Ian Dearden mixait le fruit de leurs efforts dans la somptueuse salle Dupré du Palais de la Monnaie.

De prime abord, l’envergure insensée de la performance, les harmonies et disharmonies très singulières de la partition, les légers dysfonctionnements liés forcément à une technologie poussée à ses limites – tout cela ne pouvait que surprendre le public, voire le heurter. Il paraît qu’au Pont-Neuf, où le spectacle était retransmis sur écran géant, des voix ronchonnes se seraient fait entendre… Je ne jette pas la pierre à ce public bougon, mais je préfère évoquer les étincelles que j’ai surprises dans certains regards, et l’étonnement bienveillant de la plupart des auditeurs. Leur attitude ouverte m’a rappelé une déclaration de Jean Cocteau, diffusée vendredi dernier, lors de notre rendez-vous Au cœur de l’histoire.

En 1961, sur l’antenne d’Europe 1 – alors Europe N°1 – le poète s’exprimait en ces termes : « J’aime aimer ; et la chose que je reprocherais à notre époque, c’est de ne pas aimer aimer : on aime plutôt haïr. (…) Moi, chaque fois que je vais voir un spectacle, je m’ouvre en deux pour que ce spectacle entre. J’estime qu’il y a une époque où l’on doit recevoir ce qui vient du dehors comme si un hôte royal allait pénétrer chez vous. Les gens reçoivent le neuf comme si c’était du malpropre. »

Cocteau avait raison : car si le neuf n’est pas forcément bon – il arrive même qu’il soit détestable – il n’est jamais mauvais de s’y ouvrir. C’est peut-être même la seule façon d’avancer.

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L’humeur du 15 septembre: Chaud et froid

Franck Ferrand
A l’issue d’une semaine assez délectable, passée entre un tournage à Fontainebleau et un repérage à Versailles, alors que j’ai vu, hier matin, le public se presser en foule au Palais-Bourbon et à l’hôtel de Lassay, et puisque que le ministre de la Culture annonce pour le mois de décembre une grande loi sur le patrimoine, j’ai fort envie de céder – en dépit du temps pluvieux – à un soudain accès d’optimisme. Cent ans après la grande loi fondatrice de 1913, Aurélie Filippetti aurait-elle pris la mesure des enjeux ? Elle annonce en tout cas une réforme des espaces protégés, une surveillance accrue de l’intégrité des domaines nationaux, ainsi que diverses dispositions en matière d’exploitation des sites classés au patrimoine mondial de l’humanité, de contrôle de l’exportation des biens culturels ou encore d’accessibilité à certains fonds d’archives. Bravo. Concrètement, il est aussi question de relancer le musée de la Voiture de Compiègne – enfin ! –, d’améliorer l’accès au musée de Cluny – pourquoi pas ? –, de prêter une attention accrue au patrimoine du XXème siècle – soit.

Au risque de tempérer ce bel enthousiasme, disons simplement que je me sentirais encore plus serein si le budget alloué par l’Etat au Patrimoine n’était pas à ce point comprimé, si des signaux alarmants – comme la destruction de la piscine Molitor ou la démolition de l’église de Gesté, en Anjou – ne se multipliaient, si l’artisanat d’art n’était pas, dans toutes ses branches, aussi gravement menacé, et si je ne constatais moi-même, un peu partout en France, la dégradation manifeste de fleurons de l’architecture, dont on détourne pudiquement le regard… Je passe sous silence la défiguration des villages par l’implantation généralisée de lotissements hideux…

Hélas, cette somme de problèmes ne sera pas résolue parce que des files de visiteurs, une fois l’an, s’allongent devant les ambassades !

Pour ne pas finir sur cette pensée amère, j’aimerais saluer le beau travail de la Junior Entreprise de l’Ecole du Louvre en faveur d’œuvres méconnues ou menacées dans les lieux de culte. Travaillant avec l’association pour la Sauvegarde de l’art français, ces jeunes gens mènent une campagne efficace et qui devrait donner des idées à bien d’autres amoureux du patrimoine. Pour les trois cent soixante-quatre autres jours de l’année !

PS : Plus de quarante ans après, le propos de la grinçante comédie de Jean Yanne, Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, me paraît, plus que jamais, d’actualité. J’en ai fait l’expérience amusante la semaine dernière : pour avoir émis un point de vue dissident sur l’école, et interprété un peu vite, sans doute, les informations disponibles sur un allègement de programme à venir, j’ai été violemment pris à parti sur la toile ; et bien que j’aie dit et redit qu’à mes yeux, les programmes étaient bien moins en cause que les préconisations pédagogiques, véritable source du désastre actuel, mes détracteurs se sont crispés sur un point spécifique du programme de Troisième. Ou la vieille question de la lune et du doigt…

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L’humeur du 8 septembre: Colin-Maillard

L'humeur du 8 septembre
« Quand on est perdu au milieu d’un marécage embrumé, disais-je mercredi matin, chez Thomas Sotto, on a besoin d’un GPS pour se repérer, pas de considérations générales sur la nature du sol, argileuse ou calcaire ! » Cette déclaration a suscité d’innombrables messages d’approbation, traduisant une exaspération générale. Les Français sont conscients des lacunes de l’Education nationale dans sa façon d’enseigner l’histoire.

Cette semaine, le ministre annonce un allègement attendu des programmes infligés aux classes de Troisième et de Terminale. C’est un léger progrès, même si l’on peut s’interroger sur les choix effectués, et sur l’opportunité d’abandonner les chapitre de la mondialisation, de la construction européenne, du rôle du général de Gaulle en juin 1940, si importants pour comprendre le monde actuel… Cependant, je le dis et le redis : au-delà de ce qui est ou n’est plus enseigné, c’est la manière de l’enseigner – ce que l’Inspection générale appelle les préconisations pédagogiques – qui est de loin le plus discutable On s’est beaucoup ému, il y a trois ans, de la mise hors-jeu de Jeanne d’Arc, de Louis XIV et de Napoléon, ainsi que de l’irruption concomitante de sujets d’étude comme le royaume du Monomotapa ; j’ai moi-même protesté contre de telles aberrations.

Or, le plus grave est ailleurs, et réside, à mon avis, dans l’approche théorique, conceptuelle et désincarnée du passé, que l’on impose aux enseignants comme aux élèves, et qui a pour effet de détourner ces derniers de la discipline historique. La note publiée en juin dernier par le DEPP (l’organe d’évaluation du ministère) dénonçait une « dégradation sensible », en six ans, des connaissances des collégiens et lycéens en ce domaine. Ce constat est partagé par tous ceux qui voient, autour d’eux, une jeunesse déboussolée, incapable de se repérer dans son histoire.

Les adolescents ont besoin de repères – repères chronologiques, repères biographiques. Si l’on veut avoir une chance de les réconcilier avec leur passé, il faut que celui-ci leur apparaisse plus lisible et plus attrayant. Il faut qu’ils puissent y trouver un grand réservoir d’expériences humaines. Au lieu de quoi on les amuse avec des réflexions oiseuses, extrêmement générales… Quel gâchis !

La solution est connue : revenir à la chronologie et à la narration. Mais tant que les grands manitous de la pédagogie voudront servir aux collégiens et lycéens leur discours conçu pour des étudiants de Troisième cycle, tant qu’ils joueront à colin-maillard avec les élèves du Secondaire, nous verrons les adolescents se détourner de l’histoire.

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