L’humeur du 1er décembre – Sur le sable

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Promenade apéritive tout au long ma plage normande. Le temps est éclatant ; un soleil bas, nacré, caresse les vaguelettes… Les mouettes s’égaillent en criant. Des coquilles de couteaux, rassemblées par la dernière marée, s’écrasent sous mes pas… Je m’efforce de vider mon esprit, de ne penser à rien. Mais après quelques minutes de pure méditation, des images, comme les vagues,  reviennent ; elles insistent. Des visages…

Le sourire du docteur Habib Kazdaghli, de Tunis, doyen de la vénérable Faculté de la Manouba. Il me ramène vingt ans en arrière, tout juste, lorsque nous préparions un colloque franco-tunisien d’histoire. Aujourd’hui, ce grand esprit est l’objet de menaces de mort de la part des salafistes. Simplement parce qu’il a osé en appeler à l’opinion publique contre les mensonges d’Ennahda .

Les pierres disjointes qui forment une digue sont tapissées d’une petite algue pelucheuse et verte, glissante. 

Le verbe haut de mon ami Marc Menant, dont la télévision et la radio, depuis quelques années déjà, ont décidé de se passer. Il faut croire qu’au goût de notre époque, le brillant causeur exprimait trop franchement ses points de vue sur les dérives de la médecine, sur le fléau de l’alcoolisme – sur la laïcité, lui aussi… Exit l’animateur trop libre !

Dessin somptueux, arachnéen, tracé sur le sable par l’eau qui s’en retire.

Le regard pénétrant du professeur André Berthier, merveilleux connaisseur des textes antiques, et découvreur, en plein Jura, du véritable site d’Alésia. Cinquante ans ont passé ; aujourd’hui, une piètre cohorte de mandarins ignore – ou feint d’ignorer – ses travaux, de peur qu’ils ne gênent les affaires du MuséoParc d’Alise-Sainte-Reine, en Bourgogne. Formidable imposture !

Et ces petites voiles toutes blanches, là-bas au loin, comme des trous lumineux dans la toile…
Le visage ironique du juge Garrisson, dont je revoyais avec émotion, hier soir, une interview pénétrante, empreinte de résignation. Cet homme, en son temps, a pris de gros risques pour informer ses contemporains des trucages à l’œuvre dans l’affaire de la mort de Kennedy. Pour quel résultat ? Pour qu’un demi siècle plus tard, nos intellectuels se moquent de ses conclusions, et continuent d’accabler, toujours, le pauvre Oswald ?

On voit Le Havre, au loin – mauvais signe : promesse de pluie…

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Humeur du 24 novembre : Haro sur le complot !

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Photographie : Sophie Bassouls

Un demi-siècle après l’assassinat du président Kennedy, on a vu éclore sur la question quantité d’ouvrages, de reportages et de magazines hors-série. Quelques-unes de ces contributions sont remarquables (je pense notamment au beau documentaire JFK, les dernières heures, diffusé par National Geographic) ; d’autres font délibérément scandale ; mais la grande majorité – surtout en France – s’abrite derrière une prudente réserve.

Vendredi, jour anniversaire du crime, je recevais à la radio Vincent Quivy, auteur, au Seuil, du livre : Qui n’a pas tué John Kennedy ? S’y trouvent recensées la plupart des thèses – « jusqu’aux plus farfelues » – ayant cherché à identifier les auteurs véritables de l’assassinat : la Mafia, les Services américains, l’extrême droite, le bloc communiste, etc. Or, à l’issue de sa longue enquête, l’auteur, qui fait preuve d’une circonspection bien française, conclut à la validité de la thèse officielle ! Ce qui a le don de me hérisser le poil : « Enfin, lui demandai-je avant même de prendre l’antenne, que faites-vous de toutes les incohérences dont le rapport Warren est truffé ? » Réponse : « Je ne suis pas adepte de la théorie du complot. »

Et voilà prononcés les mots magiques : la théorie du complot ! Désormais, dans notre pays, toute démarche d’investigation un peu poussée, toute recherche de vérité en dehors de voies tracées par les autorités, toute formulation de soupçon ou de doute, sont assimilées à du « complotisme », et balayées du revers de la main au nom de je-ne-sais-quelle pensée conforme. Haro sur le complot ! Qu’importent les dépositions des témoins de l’époque, les conclusions des experts en balistique, les innombrables indiscrétions qui, mezzo voce, sont venues, depuis cinquante ans, contredire la version officielle. Nos plus grands éditorialistes – Laurent Joffrin en tête – continuent plus que jamais à incriminer Lee Harvey Oswald.

Amen !

Heureusement, il existe encore, en France, quelques esprits indépendants. C’est notamment le cas, me semble-t-il, de l’ancien président Giscard d’Estaing, lorsqu’il affirme dans Le Parisien Magazine, que « ce n’est pas un tireur fou et isolé qui a tué le président des Etats-Unis. » Je suis bien d’accord avec lui – mais nous ne sommes pas nombreux à oser le dire.

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L’humeur du 17 novembre – A-côtés

FF
« Mon fils veut devenir historien, pensez-vous que ce soit une bonne idée ? » me demandait, il y a quelques jours, une mère visiblement angoissée. « Ma sœur voudrait faire des études d’histoire, qu’est-ce que vous lui conseilleriez ? » s’était enquis, peu avant cela, un jeune homme que j’avais croisé dans un salon du livre. La vérité, c’est que l’état d’historien n’est pas, en soi, un métier. Avant de se lancer, il me paraît donc recommandé, pour le moins, de cerner ce que l’on entend par ce terme d’historien, au demeurant galvaudé, et qui recouvre une multitude d’activités : archéologue, archiviste, enseignant, cinéaste, conservateur, écrivain, généalogiste, antiquaire, simple amateur ?

Dans mon cas, l’homme de médias a depuis longtemps pris le pas sur le chercheur et même – hélas, peut-être – sur l’auteur. Il m’arrive de moins en moins d’aller au contact du document, de plus en plus de travailler sur des sources de deuxième, pour ne pas dire de troisième main ; je me rattrape autrement, en concevant pour la radio et la télévision des exposés qui réclament esprit critique et sens de la synthèse… Mais dans ma façon d’être historien, ce qu’il y a de magnifique, ce sont les rencontres.

Pour grappiller quelques exemples au hasard de mon agenda des trois dernières semaines – et pour ne rien dire des entretiens radiophoniques dont chacun peut juger – j’aurai ainsi reçu dans nos bureaux le doyen des chauffeurs de taxis parisiens (M. Said, le mercredi 30) et un jeune passionné d’histoire atteint de maladie dégénérative (Ewan, le mardi 12), recueilli les vues sur l’histoire de l’ancien président Giscard d’Estaing (aux Archives nationales, mardi 29 octobre) et de l’ancienne impératrice d’Iran (au téléphone, lundi 4 novembre), croisé de nombreux lecteurs, auditeurs et téléspectateurs – pas plus tard que le jeudi 14, chez Gibert-Joseph, à l’invitation de Vianney Mallein, échangé des vers avec Yann Queffelec et Gonzague Saint-Bris (chez Claude Douce, à Sauvebœuf, le samedi 9) et des réflexions senties avec Eve Ruggieri (au Palais de la Légion d’Honneur, le mercredi 6, en sortant du plateau de Paul Wermus où nous nous étions bien amusés avec Macha Méril)… Toutes ces rencontres fortes et même, pour certaines, intenses, ne sont pas incluses à proprement parler, dans le métier– mais elles en sont pour moi l’un des plus heureux à-côtés.

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Humeur du 11 novembre – L’affaire du Carré

FF
Jeudi dernier, dans les ors et la pourpre de la Salle des Fêtes de l’Elysée, le président de la République a lancé de manière officielle, devant un parterre œcuménique, les célébrations du centenaire de la Première Guerre mondiale. Son discours a fait une large place au programme des commémorations ; mais le passage qu’en ont surtout retenu les journalistes portait sur la place accordée, dans la mémoire nationale, aux quelques centaines de fusillés de la Grande Guerre. « Je souhaite, a-t-on pu entendre, au nom de la République, qu’aucun des Français qui participèrent à cette mêlée furieuse ne soit oublié» Et le chef de l’Etat de proposer que le musée de l’Armée, aux Invalides, accueille un Carré des Fusillés, ultime lieu de mémoire du conflit.

Il importe avant tout de dire clairement qui furent les fameux Fusillés. Il s’agit d’environ 650 condamnés pour crimes militaires, auxquels s’ajoute une petite centaine de condamnés – par la justice militaire – pour crimes de droit commun ou pour espionnage. Il serait évidemment curieux que ces deux catégories soient mêlées ; et même au sein de la première, certains voudront distinguer les « fusillés pour l’exemple » des premiers mois du conflit – de loin les plus nombreux – et les mutins de 1917 – ceux-ci ne représentant au demeurant que quelques dizaines de condamnés.

J’entendais, hier à la foire du livre de Brive, plusieurs de mes amis pousser les hauts cris contre l’initiative présidentielle. Rappelons tout de même que, parmi les propositions formulées par une commission gouvernementale d’historiens, l’option retenue par M. Hollande est une des plus modérées… Sauf à ne rien faire du tout, les alternatives étaient en effet bien plus hardies, allant de la réhabilitation au cas par cas à une grande réhabilitation générale. En choisissant la forme minimale d’une simple déclaration, et en prenant soin de préciser que toutes les exécutions n’ont pas été arbitraires, le chef de l’Etat a opté pour une solution que certains, à gauche, trouvent sans doute bien timide.

Il me semble, en tout cas, qu’un tel débat sur quelques cas douloureux ne doit pas nous faire perdre de vue le sacrifice d’un million et demi de soldats morts pour la France entre 14 et 18. Avec tous les devoirs où cela nous engage.

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L’humeur du 3 novembre : Derniers mots

FF
Le week-end de la Toussaint est, depuis très longtemps, dédié aux défunts ; et j’ai dit à la radio, vendredi, d’où venait une telle tradition. Mais il me semble qu’à cette occasion, on ne parle jamais assez de ceux qui restent – de ceux qui pleurent des proches disparus depuis plus ou moins longtemps, des endeuillés, des révoltés, des résignés, de ceux qui peinent à faire leur deuil… Certaines souffrances – je le sais pour l’avoir vécu – ne peuvent être vraiment partagées. Mais il n’est pas interdit de partager une expérience

Si j’ai appris quelque chose, dans le deuil, c’est qu’il faut mettre en avant ce qui lie et relie, et de côté ce qui sépare et détache. C’est que le décorum dont notre société pare la mort – « le décès », comme ils disent – ne fait qu’accentuer les souffrances. C’est qu’il ne sert à rien d’imaginer ce qui aurait pu être et ne sera jamais – sinon à se rendre malade un peu plus. C’est surtout que l’acceptation, l’ouverture, la prise en compte du réel sont les seuls moyens de permettre au temps de faire son œuvre cicatricielle.

Revenons à l’histoire… On sait, depuis Philippe Ariès (1), à quel point nos ancêtres s’y entendaient à mourir – à quel point le grand passage faisait, pour eux, pleinement partie de la vie. Il y aurait sans doute quelques leçons de sagesse à glaner au chevet des grands mourants d’autrefois ; leurs dernières paroles en ce monde – on appelait cela les ultima verba – ont fait le sujet d’innombrables recueils… Souvent, ce sont les hommes de lettres qui ont eu – jusqu’au bout – le plus d’inspiration dans les déclarations in extremis : « Je m’arrêterais de mourir, soupira par exemple Voltaire, s’il me venait un bon mot ou une bonne idée. » Brillant, sans doute – mais à tout prendre moins profond que Montaigne, dont on méditera les derniers mots : « Ce n’est pas la mort que je crains, c’est de mourir ». N’en sommes-nous pas tous là, d’une manière ou d’une autre ?

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(1) Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Le Seuil, 1975.

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L’humeur du 27 octobre : Louons Toutatis !

FFJeudi matin, sur le chemin de la radio, je me suis procuré le nouvel opus d’Astérix. Soigneusement, je l’ai glissé dans mon sac, entre deux dossiers d’histoire – conscient de sacrifier à quelque doux rite automnal aux relents nostalgiques… Le moment venu, avant d’ouvrir l’album, j’ai un instant retenu mon souffle : Astérix chez les Pictes est le premier épisode jamais conçu sans le concours direct d’un des « papas » de la série. Aussi me demandais-je – comme des milliers de fidèles, sans doute – si Didier Conrad avait su prendre le coup de crayon d’Uderzo et restituer avec la même générosité l’atmosphère du village gaulois ; si Jean-Yves Ferri avait pu renouer avec l’esprit imitable, certes, mais subtil, de Goscinny , et conserver aux personnages leur saveur singulière…

Autant le dire : j’ai vite été rassuré. Ce trente-cinquième épisode des aventures d’Astérix est né classique ; il multiplie les emprunts aux albums de la grande époque sans tomber, pour autant, dans le pastiche. Je l’ai trouvé bien équilibré, vif, assez enlevé… Et je crois pouvoir dire qu’Astérix n’a pas fini de nous enchanter. Où l’on songe à la mort de Tintin, en 1983, à travers celle d’Hergé… Les héros populaires appartiennent-ils à leurs créateurs ? Agatha Christie le pensait, qui a tué Poirot dans Curtain et Miss Marple dans Sleeping murder. Albert Uderzo a soutenu le contraire après la mort de son partenaire René Goscinny ; il persiste et signe – pour notre plus grande joie !

Il y a un an, exactement, j’ai eu l’honneur de recevoir ce maître du Huitième art dans un numéro spécial d’au cœur de l’histoire. Il nous a raconté les circonstances de la naissance de la série, « dans un HLM de Bobigny » ; il est revenu sur la création du personnage d’Obélix, sur l’invention progressive de tout un univers, appelé à connaître un succès planétaire… J’avais pour lui rendre hommage, ouvert l’émission sur ces mots de Baudelaire : « C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum », disait en effet le poète. Eh bien je ne pense pas qu’il existe de plus jolie création que celle d’un petit monde imaginaire, justement empli de parfums, de sons et de couleurs, dans lequel les gens puissent aller se ressourcer à loisir.

Ainsi le chef, Abraracourcix, le druide, Panoramix, le barde Assurancetourix, et tous les personnages créés en 1959 s’apprêtent-ils à vivre une nouvelle vie – la troisième, en quelque sorte… Louons-en Toutatis !

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L’humeur du 20 octobre: Grande Guerre en vue !

FF
L’an 14 approche, et avec lui, la cascade de célébrations liées au centenaire de la Grande Guerre. Dans les rédactions, chez les éditeurs, au sein des services culturels de toutes sortes d’institutions, chacun se prépare, fourbit ses armes et fait le compte de ses atouts… Comment surnager dans cet océan de commémorations plus ou moins opportunes ? C’est à qui dénichera la famille-martyr ou le collectionneur original. Les uns vont ressortir des photos de « l’arrière », d’autres faire l’inventaire de l’art des tranchées : obus sculptés ou tatouages de Poilus… Avant même que n’approchent le centenaire de Sarajevo (le 28 juin) et celui de la mobilisation générale (le 1er août), les Français auront tout redécouvert, tout réappris de Verdun aussi bien que de la Marne, de Foch et Clemenceau autant que de Jaurès et Gallieni !

Pour tout vous dire, cet assaut de réminiscence me pèse un peu. Une fois de plus, je forme des vœux pour que l’histoire ne disparaisse pas derrière la mémoire, pour que l’étude critique des sources ne soit pas balayée par l’habituel ressassement des vieilles légendes. A l’époque où je présentais, chaque matin à l’aube, une chronique radiophonique intitulée « Zoom arrière », j’essayais de faire en sorte que les anniversaires et les célébrations ne soient que le prétexte d’analyses neuves et de réflexions libres. Je ne suis pas certain, hélas, que tous nos hérauts médiatiques feront preuve, l’année prochaine, du même genre de scrupules…

2013 aura été l’année du bicentenaire de Wagner et de Verdi, du bicentenaire aussi de la bataille de Leipzig, du quadricentenaire de la naissance de Le Nôtre et de la naissance de Diderot. 2014 pourrait être le millésime du bicentenaire de la chute de Napoléon, celui du tricentenaire de la naissance de Vernet. Mais je crains fort qu’en fait, la Première Guerre mondiale n’éclipse tout le reste – comme la Révolution française en 1989, comme Mozart en 1991. Au risque de voir les gens se détourner, par une lassitude bien légitime, de ce qui aurait dû les intéresser.

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